Faire pour défaire ses chaînes

Pour ceux qui ont eux la curiosité de se renseigner sur l'envers du décor des Alibaba, Bangood and co., il est une évidence qui pèse beaucoup dans la compréhension du succès de ce petit univers: l'extrême émiettement des sources et l'entraide pragmatique des acteurs.

Derrière chaque produit ou plutôt type de produit, il y a souvent une multitude de petites "usines" familiales, un tas d'intermédiaires et un énorme tas de petites mains qui s'échangent perpétuellement l'information. La chaîne logistique atteint ici sa quintessence: il n'existe quasiment aucun moyen de l'arrêter et ceux qui ont eu le malheur d'en être victimes l'ont vite compris (càd ceux qui ont été copiés en essayant de produire en Chine).

Il s'agit là de l'Histoire récente, mais en remontant aux origines du succès d'un autre géant asiatique, le Japon, on peut retrouver aussi cette organisation parfaitement éclatée. Si en Occident on connait les grands groupes du Pays du Soleil Levant, qui sait vraiment que les constructeurs automobiles Japonais, par exemple, se sont longtemps appuyés sur une multitude de petites entreprises familiales fabricant câbles spécifiques et autres composants dont la production automatisée n'était pas très rentable. Encore que, la rentabilité ne fut peut-être pas le critère immédiat: faire vivre toute la société et maintenir le savoir-faire était peut-être l'objectif presque non-avoué des industriels, avant que la cupidité l'emporte définitivement et partout selon un modèle mondialisé et sans merci.

L'Etat Français oeuvre aujourd'hui surtout dans l'intérêt des grands groupes. L'accaparation va de paire avec la concentration.

Pourtant, ce sont les petites entreprises malgré tout qui maintiennent l'emploi. Pire encore, la néo-libéralisation forcée de la société a transformé le marché du travail en un immense "chacun pour soi" où les auto-entrepreneurs à la situation chancelante ont remplacé tacitement les emplois plus ou moins stables,  sans même que quiconque s'en offusque ou s'en aperçoive dans un premier temps.

"Enrichissez-vous !" qu'ils disaient.

Retournons donc le problème, nous autres la plèbe, et tirons-en profit.

Tout d'abord, c'est un fait: la Nature se base sur une multitude de chemins pour être résiliente. Et si dans un premier temps cette concurrence totale et toxique de tous contre tous est extrêmement dommageable au tissus social, il suffit de se réveiller (par nécessité d'ailleurs) pour en retourner la cause à son avantage.

Imaginons donc qu'au lieu de travailler pour un patron ou pour un chef, on travaille pour un client. Imaginons que, parce que bridé par un tissu économique où les gros empêchent définitivement les petits de grandir, la concurrence entre les petits ne soit plus basée sur la volonté de grandir et écraser les autres, mais sur la nécessité de survie. Imaginons, enfin, que la survie basée sur l'entraide devienne une évidence face au rapports de force en place. Exactement comme lorsque les ouvriers ont fini par tenir tête aux patrons, ensemble.

Faut-il donc s'offusquer de la disparition de l'emploi au profit de l'auto-emploi ? En tant que signe supplémentaire de la volonté des dominants de ne rien laisser aux autres, oui. Mais dans les faits des chemins du possible, il faut juste trouver les solutions.

Prenons un cas très concret et qui me tient à cœur: la fabrication de vêtements.

Vous n'imaginez surement pas possible que vos vêtements soit fabriqués à deux pas de chez vous dans un petit atelier artisanal. Vous pensez que ce temps là est définitivement révolu. Pourtant, pour acheter une chemise, beaucoup dépensent largement de quoi payer une fabrication locale et artisanale. C'est juste qu'au lieu de payer le travailleur (souvent au Bangladesh ou en Chine, ou je ne sais où), ils payent le col blanc dans la publicité, le marketeur, le chef qui a tout délocalisé, etc. Ceux qui peuvent s'offrir des vêtements un peu plus chers ne font donc que se donner à eux-mêmes et à leurs semblables.

Cherchez "chemise" sur Amazon et vous allez voir des prix entre 20 et 80 euros, rarement moins, pour des produits de masse ! Il y a donc bien des gens, beaucoup de gens, qui achètent une chemise autour de 30-40 euros.

Imaginons un peu plus...

Imaginons maintenant un ouvrier ou couturier, peu importe, qui en fabrique localement en Gâtine. Il veut se payer un salaire de 2000 ou 2200 euros nets par mois, ce qui permet de vivre assez bien dans les parages (c'est la Gâtine, pas Toulouse, Paris ou Lille). Il faut donc, charges comprises, qu'il fasse 3500 euros de chiffre d'affaires si on ignore les autres frais fixes (machines, local etc.).

Un petit atelier peut se louer (ou "devrait" se louer) dans les 500 euros par mois. Sans préciser pour l'instant, imaginons qu'il doive amortir ses outils pour un montant mensuel d'environ 500 euros supplémentaires. Cela fait en tout un chiffre d'affaire à réaliser mensuellement de 4500 euros.

Parlons maintenant chemise. Par la grâce de quelques miracles, cette personne a de quoi fabriquer son tissu (métier à tisser compris dans les 500 euros plus haut, j'y reviendrai). Pour chaque chemise, le coût des matières premières lui revient alors à environ 10 euros. S'il vend sa chemise 30 euros en vente directe ou aux magasins du coin, il lui faut fabriquer et vendre environ 250 chemises par mois (pour laisser un peu de marge à la chose et ne pas paniquer chaque 30ième jour), soit 2800 par an. Congés déduits, cela revient à en fabriquer environ 13 par jour. Certainement tout à fait dans ses cordes, avec une espérance de qualité relativement élevée.

Rien de bien irréaliste.

Alors vous allez me dire que tout cela ne tient pas:

  1. Comment pourrait-t-il avoir accès à un métier à tisser pour si peu d'amortissement, du moins un qui lui permette de passer très peu de temps dans la fabrication du tissu ?
  2. Même si ce premier point était satisfait, il serait très difficile d'envisager avoir une large palette de tissus à une échelle aussi faible
  3. Enfin, les habitudes de consommation font qu'il n'y aurait que très peu de clients localement pour ce type de produit.

Hmmm... Rien d'insurmontable, à partir du moment où on y met un peu de volonté et on cesse de voir l'actuel comme le seul réel possible.

  1. Une fois que des bonnes âmes passionnées auront passé un peu de temps à concevoir un métier à tisser libre de droits, il est tout à fait envisageable de pouvoir en fabriquer d'assez performants pour moins de 10000 euros. (C'est un de nos défis, mais je me demande si cela n'a pas déjà été fait...). Pourquoi est-ce possible ? Parce qu'aujourd'hui tout l'effort de conception porte sur la grande série, la grande production, la machine qui tue. Personne ne s'est penché depuis longtemps sur un tel outil utilisé à si petite échelle, mais performant et efficace, alors que le coût de la technologie a fortement diminuée et que le savoir est plus disponible que jamais. Une autre manière de voir c'est qu'il est aussi envisageable d'avoir plusieurs ouvriers qui se mettent ensemble pour en acheter de plus cher, car l'utilisation dans notre cas ne serait pas plus importante que quelques heures par mois !
  2. C'est un point effectivement qui dépend pas mal du comportement social. Il est vrai que nous avons pris l'habitude de tout zapper: télé, séries, livres, marques, amis et même famille. Sur quelle base ? L'effet de mode, l'envie de changement, la frustration des adolescents que nous restons toute notre vie. Alors efforçons-nous tous à créer des effets de mode "positifs" (même si cela est certainement contre-nature pour le concept lui-même) et à passer à l'âge adulte avant la retraite. Surtout, élargissons le domaine du possible et les choses se feront d'elles-mêmes !
  3. Même constat que pour le point précédent. On part du principe que les humains sont cons et qu'il n'y a rien à faire. Moi je m'inscris en faux. Les humains se comportent de manière très prévisible (du moins collectivement). Il faut une énergie monstrueuse pour changer le cours des choses, mais cela ne peut se faire que par la mise en place de propositions basées sur ce qui semblent "des causes perdues". Si personne n'essaye jusqu'au bout, on ne saura jamais. Je fais le pari que tout est est possible, même ce qui semble utopique, si on prend la peine de le mettre concrètement sur la table.

Bref. C'est là une lutte entre ceux qui refusent d'essayer par peur d'échouer et ceux qui essayent sans se soucier du domaine apparent des possibles. Il se trouve que le monde a été bâti plutôt par les seconds. Mal, certes, mais c'est rigolo de voir aujourd'hui les premiers défendre cette création, alors que ceux de leur espèce n'en ont aucun mérite.